LE PORTRAIT DE DORIAN GRAY, Oscar Wilde

*Il n’y a que deux sortes d’êtres qui soient
 véritablement fascinantes : ceux qui savent
absolument tout, et ceux qui ne savent
absolument rien.*
(Extrait : LE PORTRAIT DE DORIAN GRAY, Oscar
Wilde, édition à l’origine, 1890, réédition, Gallimard
1992. 408 pages. Version audio : Audible studio
éditeur, 2014. Durée d’écoute : 9 heures 28 minutes,
narrateur : Hervé Lavigne)

Par la magie d’un vœu, Dorian Gray conserve la grâce et la beauté de la jeunesse. Seul son portrait vieillira. Le jeune dandy s’adonne alors à toutes les expériences et recherche les plaisirs secrets et raffinés. « il faut guérir l’âme par les sens, guérir les sens par l’âme ».  Oscar Wilde voulut libérer l’homme en lui donnant comme modèle l’artiste. Pour se réaliser, il doit rechercher le plaisir et la beauté, sous toutes ses formes, bien ou mal. L’art n’a rien à voir avec la morale.

L’auteur remet en question la société, le mariage, la morale et l’art. Ce livre scandalisa l’Angleterre victorienne, Oscar Wilde fut mis en prison pour avoir vécu ce qu’il écrivait. Au siècle suivant, Proust, Gide, Montherlant, Malraux ont contribué à la célébrité du génial écrivain.

Le parfum de l’irrévérence
*Ce que vous m’avez dit est tout à fait un roman,
un roman d’art l’appellerais-je et le désolant de
cette manière de roman est qu’il vous laisse un
souvenir peu romanesque.*
(Extrait)

C’est un livre étrange qui dégage un parfum de scandale issu d’une écriture aussi belle que noire, aussi audacieuse que décadente. Un livre qui évoque la beauté du diable, envoûtant et un peu glauque. L’histoire n’est pas sans me rappeler le destin de Faust qui, pour éviter la stagnation et la chute de son art, fait un pacte avec le diable.

Ici, le peintre Basil Hallward achève son meilleur tableau à vie. Son modèle est un adolescent d’une incroyable beauté, dont la richesse et le style dandy vont se préciser au fil du récit. Lorsque l’œuvre est fin prête, Basil invite Dorian à la regarder. Le regard traduit d’abord la surprise, puis la fascination. Sur le champ, Dorian Gray fait un vœu insensé : que le portrait vieillisse à sa place et que lui, Dorian, conserve éternellement jeunesse et beauté.

Le diable l’a peut-être entendu, obsédé par la possession d’une nouvelle âme. Toujours est-il que le vœu se réalise. Le récit se centre par la suite sur le nouveau chemin que prend Dorian Gray : celui de la déchéance. Ici l’art est extirpé de toute éthique. Le portrait de Dorian Gray devient graduellement hideux, rongé par la perversité et le stupre.

J’ai cité deux des trois principaux personnages, le peintre, Basil Hallward et le modèle Dorian Gray. Le troisième personnage Lord Henry : sucré à la philosophie facile ayant une tendance très forte à l’hédonisme. Il s’agit de connaître un peu Oscar Wilde, reconnu pour ses mœurs légères, même s’il a beaucoup souffert après avoir reconnu son homosexualité, pour comprendre que Lord Henry donne au récit un caractère autobiographique.

Même les références homosexuelles m’ont semblé *très proches de la surface*. La relation entre Lord Henry est étrange, extrêmement attractive et a quelque chose de pervers. La personnalité de Dorian Gray est très complexe et constitue un défi pour le lecteur et la lectrice qui auront à décider entre autres si les journaux qui publiaient dans les années 1890 exagéraient en jugeant LE PORTRAIT DE DORIAN GRAY empoisonné et immoral.

Dans ce livre, il n’y a pas d’action proprement dite mais il y a un crescendo évident dans l’intensité dramatique. La toile de Basil devenant le miroir de l’âme de Dorian, l’auteur m’a fait plonger dans les coulisses de la décadence. Le dernier tiers du livre est particulièrement prenant et dramatique.

Le lecteur est témoin d’une transformation radicale du physique de Dorian Gray sur la toile de l’artiste Hallward et d’une transformation toute aussi radicale sur l’âme du Gray vivant : *L’âme est une terrible réalité. On peut l’acheter, la vendre, on peut l’empoisonner ou la rendre parfaite. Il y a une âme en chacun de nous. Je le sais. * (Extrait)

J’ai été moins attiré par le sujet que par la beauté de l’écriture même si les propos de Wilde sont résolument cyniques et frôlent l’immoralité. Il m’a peut-être envoyé promener sans que je m’en aperçoive. Subtilité, finesse sont la substance du non-dit. Il reste que Wilde est acide dans ses propos, surtout ceux qui évoquent l’hédonisme, la misogynie et la dérision.

J’ai beaucoup aimé cette façon qu’a Oscar Wild de tourner en dérision le conformisme british. Enfin, le récit pousse à la réflexion sur le sens de la vie et sur l’influence de l’art. Je n’ai pu faire autrement que de me poser cette question qui vous brûlera peut-être aussi les lèvres : Qu’est-ce que je ferais avec une jeunesse éternelle, sachant que la pureté s’éteint dans un temps si bref qui nous est imparti.

LE PORTRAIT DE DORIAN GRAY est un roman noir qui frôle la démesure. On peut aussi le considérer comme un roman fantastique sans doute et philosophique sûrement. Le sujet et le développement ne constituent pas pour moi un chef d’œuvre mais la plume est un enchantement.

Suggestion de lecture : L’ÉTRANGE DISPARITION D’AMY GREEN de S.E. Harmon

 

Après de brillantes études littéraires, Oscar Wilde (1854-1900) fréquente la haute société londonienne dès 1879. Ce dandy élégant et à l’esprit vif et cynique s’y forge vite une réputation. Il se fait l’apôtre de l’esthétisme dans ses poèmes aux vers raffinés ainsi que dans ses pièces de théâtre. Mais son oeuvre maîtresse en la matière est certainement son roman fantastique le Portrait de Dorian Gray, publié en 1891. Wilde est alors au sommet de sa gloire.

Il monte pièces et comédies cyniques qui remportent un grand succès. Bien que marié et père de deux enfants, le poète est jugé pour son homosexualité affichée en 1892. Il est envoyé en prison pour deux années et perd dans ce procès sa réputation et l’amour du public. Il meurt dans la solitude à Paris, quelques années après sa sortie de prison. (linternaute)

LE PORTRAIT DE DORIAN GRAY a été adapté plusieurs fois au cinéma et au théâtre. Ci-haut, l’affiche de la version cinématographique de 1945, réalisée par Dalton D. Neela avec Bouglé Rochant. En bas, photo extraite de la version cinématographique de 2009 réalisée par Oliver Parker avec Ben Barnes (à droite) dans le rôle de Dorian Gray.

Bonne écoute
Claude Lambert
le dimanche 14 août 2022

LE JOURNAL D’UN FOU, de NICOLAS GOGOL

AVANT-PROPOS :

Depuis sa première publication en 1835, LE JOURNAL D’UN FOU de Nicolas Gogol a été publié un nombre incalculable de fois. Ce qui m’a décidé de faire la lecture de cette nouvelle un peu spéciale, c’est son insertion dans une méga-édition réunissant *50 CHEFS-D’ŒUVRE QUE VOUS DEVEZ LIRE AVANT DE MOURIR*. Le journal d’un fou, d’un comique plutôt acide est devenu un grand classique à cause de l’exploration de l’âme humaine qu’il suggère. C’est très noir, c’est aussi très émouvant.

(Nouvelle extraite des *golden deer classics*
50 chefs-d’œuvre que vous devez
lire avant de mourir. vol. 1)

*J’avoue que, depuis quelque temps, il
m’arrive parfois de voir et d’entendre
des choses que personne  n’a jamais
vues ni entendues. «Allons, me suis-
je dis, je vais suivre cette chienne et
je saurai qui elle est et ce qu’elle
pense.*
(édition originale, 1835 dans le recueil
arabesque, Nicolas Gogol, réédition 2009
éditions thélène, la nouvelle est inscrite
dans la méga-édition numérique 50 chefs
d’œuvre que vous devez lire avant de mourir)

LE JOURNAL D’UN FOU relate comment un citoyen russe ordinaire sombre graduellement dans la folie pour éviter les souffrances que lui impose sa vie. Poprichtchine est un citoyen qui occupe un poste minable dans un ministère quelconque. Un jour, il tombe amoureux de la fille de son directeur, inaccessible à cause de sa noblesse. Pour compenser, l’homme éconduit va entretenir une relation avec la chienne de la jeune fille, persuadé qu’elle lui parle. À travers Poprichtchine, se jouent les conditions humaines incluant la frontière parfois fragile entre la folie et la normalité.

LA DÉMENCE QUI DÉNONCE
*« Reste là, et si tu racontes que tu es le roi Ferdinand, je
te ferai passer cette envie. » Sachant que ce n’était qu’
une épreuve, j’ai répondu négativement. Alors le
chancelier m’a donné deux coups de bâton sur le dos,
si douloureux que j’ai failli pousser un cri, mais je me
suis dominé, me rappelant que c’était un rite de la
chevalerie, lors de l’entrée en charge d’un haut dignitaire. *

(Extrait : LE JOURNAL D’UN FOU/ 50 chefs d’œuvre que vous
devez lire avant de mourir. Volume 1)

Le fou dont il est question est un petit fonctionnaire russe, tailleur de plume, qui tombe secrètement amoureux de la fille de son directeur et décide d’écrire son journal. Première évidence à travers toutes les incohérences qui mettent en perspective un cerveau sensiblement tordu mais qui conserve tout de même un certain sens de l’expression, monsieur Propichtchine a un faible pour tout ce qui est inaccessible.

J’observe ici que monsieur Propichtchine, un parfait indolent, nonchalant et incapable partage en fait les mêmes désirs qu’un peu tout le monde. C’est une tendance très humaine qui veut que ce soit généralement mieux dans la cour du voisin :

*Tout ce qu’il y a de meilleur au monde échoit toujours aux gentilshommes de la chambre ou aux généraux. On se procure une modeste aisance, on croit l’atteindre, et un gentilhomme de la chambre ou un général vous l’arrache sous le nez. * 

Il se dégage de ce journal chaotique, incohérent et affublé d’une logique défaillante une question intéressante que semble vouloir poser Gogol : lequel est le plus fou ? En lisant le journal, la question est moins évidente. Notre fonctionnaire se prend pour le roi d’Espagne, ce grand pays qui aurait enfin trouvé son guide, entend et interprète des conversations entre chiens et décide de suivre, d’espionner une chienne, animal de compagnie de sa dulcinée.

Ces propos d’un esprit dérangé soulèvent des questions que l’auteur se pose sur la Société, sur la définition de la folie et tout ce qui peut la justifier. Les effets de la folie, ses conséquences. Le portrait de la Société qui découle du délire de Poprichtchine est peu flatteur. Notre pauvre petit fonctionnaire méprisé et rejeté va finir à l’asile mais la question se pose toujours : lequel est le plus fou? Il est plus facile bien sûr de pointer du doigt un individu qu’une collectivité. Peut-être la différence réside-t-elle dans la cohérence.

Il se dégage du texte de la sensibilité, une certaine émotion. De la tristesse. Malheureusement, la nouvelle est trop courte. La déchéance de Poprichtchine est trop rapide. Je n’espérais pas vraiment un roman, mais tout de même un texte un peu plus fourni et travaillé et une déconnexion moins rapide avec la réalité.

Peut-être Gogol y a-t-il pensé et aurait senti le danger de diluer sa pensée. Quoiqu’il en soit, le personnage est attachant et ce, malgré le caractère absurde de son raisonnement, la déformation quasi spectaculaire de sa notion du temps et la perte graduelle de sa notion de la réalité.

Il y a de grandes forces en présence dans ce texte. Par exemple, le dialogue avec les chiens, son apparition au ministère alors que, se croyant le roi d’Espagne, il regardait de haut son directeur…des forces qui mettent en perspective la fragilité de l’esprit humain en prenant l’exemple d’un pauvre *monsieur personne* coincé dans une inimaginable solitude.

Avec un humour parfois grinçant et bien que je ressentisse tristesse et empathie pour Poprichtchine, l’auteur établit une énorme zone grise entre la raison et la folie. Les limites sont très discutables. Il y a matière à réflexion. C’est une lecture d’une belle profondeur qui ne laisse pas indifférent.

Nicolas Gogol (1809-1852) est un auteur ukrénien qui sera témoin et partie prenante à l’explosion du roman dans la littérature russe. Au fil du temps, Gogol se persuada d’être un génie. Cela va le conforter dans ses névroses qui se retrouveront à peu près dans toutes ses œuvres.

Il écrit son premier livre à 20 ans : LES VEILLES DANS UN HAMEAU PRÈS DE DIKANKA où il reprend les contes populaires de son enfance. Cette œuvre, à la fois pétrie de fantastique, de romantisme et d’humour va rapprocher du lectorat russe, en route vers la gloire et ses excès. Il devient adoré par le tsar et l’aristocratie russe. 

Son œuvre majeure sera LES ÂMES MORTES. Toutefois elle subira la critique négative de Poushkine et des critiques littéraires. Cela plongera Gogol dans un désespoir profond.

Pourtant, LES ÂMES MORTES connait un succès fulgurant. Au bout du compte, le livre sera jugé tellement mauvais que Gogol se résoudra à le bruler. Puis, souffrant de dépression nerveuse, il se laissera mourir de faim chez un de ses amis, à l’âge de 44 ans. (Fiches de lecture)

BONNE LECTURE
Claude Lambert
le samedi 26 septembre 2020