*Prenant son élan, sauvagement, il lui décocha
un formidable coup de patin sous le menton et
la tête du garçon alla se ficher sur une des
cheminées d’aération de la machinerie tandis
que Colin s’emparait de la clé, que le cadavre,
l’air absent, tenait encore à la main. Colin ouvrit
une cabine, y poussa le corps, cracha dessus et
bondit vers la 309.*
(Extrait : L’ÉCUME DES JOURS, Boris Vian, Société
nouvelle des Éditions Pauvert, 1979, 1996, 1998,
Livre de poche, édition de papier, 320 pages)
Deux histoires d’amour s’entrecroisent faisant se côtoyer le rêve et la réalité. Colin est un jeune rentier élégant qui épouse Chloé. Son ami Chick entretient une relation avec Alise. Tout irait pour le mieux si ce n’était de l’état de Chloé qui souffre d’une maladie qui lui dévore les poumons et de l’obsession qu’entretient Chick pour un philosophe. Le drame contamine graduellement la pureté et la légèreté qui s’annonce avec tant de fierté au début du récit. C’est une histoire farfelue qui rappelle un peu les liaisons passionnées entre éternels adolescent mais qui évoquent aussi les liaisons caricaturées par les structures sociales et les mentalités de l’époque.
LA CULTURE DE L’INCOHÉRENCE
*-Je ne tiens pas à travailler. Je n’aime pas ça.
-Personne n’a le droit de dire ça, dit le chef de
la production. Vous êtes renvoyé, ajouta-t-il.
-Je n’y pouvais rien, dit Chick. Qu’est-ce que
C’est que la justice? –Jamais entendu parler,
dit le chef de la production.*
(Extrait : L’ÉCUME DES JOURS)
Je n’ai jamais lu d’histoire d’amour. Ça ne m’a jamais vraiment attiré jusqu’à ce que, tout récemment, je décide d’en faire l’essai. Pour cette première, j’ai décidé de me tourner vers la littérature classique et pour ma plus grande satisfaction, je suis tombé sur un livre qui va au-delà de la simple histoire d’amour.
Personnellement, L’ÉCUME DES JOURS est une de mes plus belles découvertes. L’amour conditionnel (Alise et Chick) y côtoie l’amour inconditionnel (Colin et Chloé). Dans les deux cas, le destin est tragique. Boris Vian a imprégné cette œuvre magistrale d’une dualité qui confine à la tension dramatique, spécialement à la fin qui est tragique et inspire la colère..
Sur fond de poésie, l’ambiance glauque alterne de façon imprévisible avec une atmosphère de sensibilité et de légèreté. Comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas un lecteur de roman d’amour mais j’ai tout de même compris qu’il n’y a rien de conventionnel dans le récit de Vian.
Ce qui m’a le plus fasciné dans ce roman, c’est l’incroyable variété des niveaux de langage qu’impose Boris Vian qui passe avec une facilité déconcertante du grossier au familier, jusqu’au langage haut perché.
Je mentionne aussi que le livre est truffé de jeux de mots et de signifiants, de fantaisies grammaticales et de néologisme à la Vian…c’est ainsi qu’un réfrigérateur devient un frigiploque, un peintre devient un peintureur, un pompier devient un pompeur, une sacristie devient une sacristoche.
On pourrait avoir l’impression que Vian cultive l’absurde sur les plans physiques et contextuels (des murs qui rétrécissent, une souris qui parle, Colin qui trouve un travail consistant à annoncer les malheurs 24 heures à l’avance…)
Ajoutons à cela l’omniprésence dans le récit du jazz, en particulier de Duke Ellington, de la gastronomie et de Jean-Sol Partre, qui vous l’avez compris, est un anagramme de Jean-Paul Sartre, le célèbre philosophe (1905-1980) que Vian a déjà rencontré d’ailleurs. Il faut voir aussi comment Jean-Sol Partre fait le malheur de Chick dans L’ÉCUME DES JOURS. C’est du grand art.
L’incroyable quantité d’invraisemblances qu’on trouve dans le texte donne à l’œuvre un puissant caractère surréaliste. Trop surréaliste…si je peux faire un tout petit reproche à Vian. On s’y perd un peu. Toutefois, l’onirisme qui imprègne le récit vient apporter un bel équilibre.
Donc, en entreprenant la lecture de L’ÉCUME DES JOURS, attendez-vous à pénétrer dans un monde surréaliste, voir surnaturel, teinté d’humour et où l’amour est malmené et pas seulement l’amour… j’ai senti que Vian prenait plaisir à tourner en dérision les structures sociales, la finance, la police et même la religion.
Il y a entre autres, vers la fin du récit, un dialogue entre Colin et un prêtre que vous risquez de trouver assez décapant. Ce petit côté moqueur m’a beaucoup plu, ainsi qu’un petit côté extravagant qui permet un peut tout, y compris amalgamer sinon mêler le réalisme et l’onirisme, l’amour impossible et l’amour vrai, la vie et la mort, le possible et l’impossible.
J’ai savouré L’ÉCUME DES JOURS. L’écriture est d’une beauté envoûtante, le style de Vian est puissant car il a ce pouvoir de faire rire et pleurer…bref de nous faire passer par toute une gamme d’émotions.
L’ÉCUME DES JOURS…à lire absolument et éventuellement à relire…
Suggestion de lecture : LE PROCÈS, de Franz Kafka
L’ÉCUME DES JOURS AU CINÉMA
La plus récente adaptation cinématographique a été réalisée par Michel Gondry d’après la scénarisation de Luc Bossi. On retrouve entre autres dans la distribution Audrey Tautou, Romain Duris, Gad Elmaleh et Omar Sy. Le film est sorti en avril 2013.
Homme aux multiples talents, véritable homme-orchestre, Boris Vian (1920-1959) a été écrivain, poète, parolier, chanteur, musicien, critique, conférencier, ingénieur, traducteur, acteur et peintre. Il a aussi produit des pièces de théâtre. Même en matière littéraire, Vian a été un vrai touche-à-tout, exploitant la poésie, la chronique, la nouvelle, le roman et même le documentaire.
C’est surtout sous le pseudonyme de VERNON SULLIVAN que Vian s’est fait connaître, publiant de nombreux romans dont J’IRAI CRACHER SUR VOS TOMBES qui a fait scandale, qui a été censuré et qui lui a presque valu la prison. C’est d’ailleurs Lors de la projection privée du film tiré de son roman J’irai cracher sur vos tombes, que Boris Vian s’éteint brutalement.
Il a aussi publié de nombreux autres ouvrages sous différents pseudonymes. L’oeuvre de Boris Vian n’a été vraiment reconnu qu’après sa mort, dans les années 60. L’ÉCUME DES JOURS en particulier est un chef d’œuvre devenu incontournable dans l’univers littéraire.
BONNE LECTURE
Claude Lambert
le dimanche 3 juin 2018